Texte reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur, provenant du site http://clicquotdeschamps.free.fr/index.html

 

Les Dallery

 

Tout comme la période révolutionnaire, l’Empire et le règne de Louis XVIII puis Charles X furent placés, esthétiquement parlant, sous le signe de la continuité.

 

Les organistes du temps de Louis XVI étaient toujours en place (Guillaume Lasceux, Louis Séjan), régnant à la même tribune, à moins qu’un rejeton ne leur ait succédé, dans la plus pure tradition « dynastique » d’Ancien Régime (Gervais François Couperin, fils d’Armand Louis, Jacques Marie Beauvarlet-Charpentier, fils de Jean-Jacques). La musique qu’ils pratiquaient n’avait guère évolué : simplement les Judex crederis, devenus un temps batailles, au prix de modifications mineures, étaient revenus à leur destination première. Tout au plus remarque-t-on certaines pièces influencées par la musique militaire, très en vogue sous la Révolution et l’Empire[1].

 

En condamnant les petits instruments, la Commission temporaire des Arts avait agi selon l’esprit des Lumières : quelle importance pouvaient avoir ces vestiges d’un temps révolu, orgues de couvent, de maîtrise ou de chapelle, indéfiniment rapetassés depuis le XVIIe siècle ? Bien souvent, les édifices qui les abritaient avaient disparu, où disparaîtront progressivement, transformés en carrières de pierre. C’était pourtant une perte considérable en termes de gagne-pain, tant pour les facteurs qui les entretenaient que pour les organistes qui les jouaient. Les uns et les autres vont donc traverser une époque difficile qui ne trouvera son issue que sous la monarchie de Juillet, lorsque s’imposera la nécessité d’un orgue de chœur (Saint-Etienne du Mont, 1829). Cet héritier lointain des orgues de maîtrise ouvrira un énorme marché pour les premiers et assurera enfin un revenu stable pour les seconds, avant que l’Etat ne prenne officiellement en mains le subventionnement de la facture d’orgue (1848) et la formation des musiciens d’église (Ecole Niedermeyer, 1853).

 

Depuis bien avant la Révolution, l’essentiel de l’activité parisienne était concentrée sur un seul atelier, celui des Clicquot. Marquée par la disparition prématurée de François Henri (1790), et celle, encore plus précoce, de son fils Claude François (1762-1800), exerçant parallèlement une activité de « directeur des transports militaires » – ambivalence typique des temps de guerre –, la maison fut reprise en 1801 par un de ses meilleurs harmonistes, Pierre François Dallery (1766-1833), fils d’un ancien associé de François Henri Clicquot, prénommé Pierre[2], lequel collabora avec lui jusqu’en 1806. Il était également le filleul d’Antoinette Poinsellier, l’épouse de l’ancien patron. Devenu facteur d’orgue de l’empereur puis, à nouveau, du roi, il légua titre et atelier en 1826 à son fils Louis Paul (1797-1875).[3]

 

La Byographie de P. F. Dallery et de L. P. Dallery[4], sans doute rédigée par ce dernier, fait le bilan des travaux exécutés jusque dans les années 1840 : l’activité semble importante, même si elle consiste essentiellement en travaux de relevage, de modification ou d’agrandissement, presque tous effectués sur les chefs-d’œuvre légués par Clicquot. Aucun instrument totalement neuf ou presque, si ce n’est des cabinets d’orgue et celui, conservé presque intact, de la chapelle de la Sorbonne (1825). En somme, l’atelier n’avait fait que reprendre ce qui fut l’essentiel de sa mission sous Louis Alexandre Clicquot, à savoir entretenir et, avec prudence, mettre au goût du jour le patrimoine existant. Rappelons que la frénésie de construction d’orgues neufs qui caractérise le règne de François Henri fut une exception dans l’histoire de la facture d’Ancien Régime, autorisée par des acrobaties financières extrêmement risquées[5] avec lesquelles renouera le Second Empire.

 

Les Dallery demeurèrent globalement fidèles à l’esthétique de François Henri Clicquot. Seule véritable nouveauté à signaler – mais elle fit couler beaucoup d’encre par la suite –, la suppression par Pierre François des Fournitures et Cymbales à Saint-Gervais (1811), à la chapelle royale de Versailles (1817) et à Saint-Nicolas des Champs (1825). Celle-ci était justifiée par une récente manière de traiter le plain-chant (harmonisation au soprano sur le Grand chœur et non en basse sur le Plein jeu), déjà pratiquée ponctuellement avant la Révolution. Elle ne fut pourtant pas appliquée partout, loin de là, et même « corrigée » par Louis Paul Dallery à Saint-Gervais en 1843 : sans doute l’abondance des Grands chœurs était-elle fatigante pour l’oreille, et la tradition les Plains-chants en basse moins facile à déraciner qu’on ne l’avait cru.

 

Il n’en demeure pas moins surprenant qu’un disciple direct de Clicquot ait sacrifié sans état d’âme une partie de l’orgue d’Ancien Régime aussi caractéristique à nos oreilles que le Grand Plein jeu. C’est que, dès avant la Révolution, l’intérêt des organistes se portait ailleurs : nous verrons la maladresse d’un de ses plus éminents représentants pour traiter le plain chant. Les anches, en chœur ou en soliste, les jeux de fond et particulièrement les huit pieds, autrement dit la partie « symphonique » de l’orgue, était passée au premier plan, et c’est bien cette partie, considérablement développée par Clicquot, qui sera la préoccupation exclusive de ses successeurs. Chargé de rétablir l’orgue de Saint-Roch, Pierre Dallery, l’ancien collaborateur de Clicquot, constate :

 

Quant au Plein jeu […] il est en assez mauvais état, on pourrait se dispenser de le remplacer, attendu que ce jeu n’est plus d’une nécessité absolue et qu’il faut augmenter les fonds et les flûtes de cet orgue, détail infiniment plus intéressant, il suffira d’en recomposer un pour le Positif.[6]

 

La composition de cet instrument[7], pillé pendant la Révolution, reconstruit par Pierre Dallery en 1805 en y intégrant des tuyaux en provenance des Petits-Augustins et de l’Ecole militaire, ces derniers refondus, encore modifié par Pierre François en 1826, donne une idée de la manière dont on concevait alors un grand orgue de paroisse.

 

Le Plein jeu est cantonné au Positif, avec neuf rangs sur trois registres, de même que le Jeu de Tierce, dépourvu de Larigot. En revanche le chœur des « Flûtes » (dénomination donnée alors à l’ensemble des jeux à bouche de 8 pieds) est considérable, avec six jeux ouverts (dont quatre en dessus avec des étendues soigneusement dosées) et deux bouchés, complétés par une Flûte de Récit et les deux jeux habituels de l’Echo, soit onze jeux au total.

 

Les modernismes introduits par Clicquot mais distribués jadis avec prudence sont répandus à profusion : onze soufflets cunéiformes (quatre de plus que dans l’orgue Clicquot de 1769, pour seulement trois jeux supplémentaires !), clavier de Bombarde – d’une composition analogue à Saint-Sulpice – et deux Clairons également absents en 1769, Trompette et Hautbois de Récit comme à Saint-Sulpice et Poitiers (le Positif disposant lui aussi d’un Hautbois), Gros Nazard, 2e Clairon de Pédale, Clairon d’Echo comme à Saint-Sulpice, enfin Basson 8 (à triple cône) disposé à la Pédale, comme jamais François Henri n’avait osé le faire.

 

Même chose pour l’étendue des claviers, ut1-fa5 comme à Saint-Leu mais avec l’ut#1 de Saint-Gervais, Echo au mi2 au lieu du sol2 courant ; à la Pédale, ravalement des Flûtes de Pédale au sol (avec Bourdon 16’) comme à Saint-Nicolas des Champs et des anches au fa (avec Bombarde) comme à Saint-Sulpice et Notre-Dame.

 

Seule entorse au plan postclassique porté à son maximum de développement, un « Galoubet » (dont on ignore la nature exacte), certainement plus anecdotique qu’autre chose.

 

On consultera également la composition de Saint-Nicolas des Champs en 1825, après l’intervention de Pierre François Dallery[8]. Aux deux Doublettes ont succédé autant de dessus de Flûte 8, renforcées par le débouchage et manchonnage du dessus du Bourdon 8 Grand orgue (devenu par conséquent Bourdon-Flûte 8), avec une Flûte 8 supplémentaire au Récit. Le nombre total de fonds 8 ouverts s’élève donc à douze, dont huit pour les grands claviers ! La suppression des Fournitures et Cymbale a permis le réaménagement du plan des anches, avec la mise sur deux chapes de Bombarde manuelle, sans doute pour faciliter son accord et sa stabilité, et une probable modification du Positif : Clairon complet, dessus de Hautbois augmenté de quelques notes graves[9].

 

 

Vincent Genvrin

 

 

 

 



[1] Guillaume Lasceux propose un Concert d’harmonie militaire dans son Essai théorique et pratique (1809).

[2] Pierre Dallery (1735-1812), d’origine picarde, associé à François Henri Clicquot de 1767 à 1778 et ayant, à ce titre, certainement travaillé à Saint-Nicolas des Champs. Nous avons vu qu’il avait fait partie de la Commission temporaire des Arts en compagnie de son fils.

[3] Sur l’histoire des Dallery, voir la remarquable étude de Denis Havard de la Montagne, mise en ligne sur le site Musica et Memoria (dernière consultation le 20 octobre 2008), et dont nous tirons l’essentiel de nos informations.

[4] Reproduite in extenso sur le site Musica et Memoria.

[5] A la mort de François Henri, l’orgue de Saint-Nicolas des Champs n’était toujours pas payé entièrement, plus de treize ans après son achèvement.

[6] Loïc Métrope, Les grandes orgues historiques de Saint-Roch, 1994, p. 24 ; nos italiques.

[7] Voir en annexe.

[8] On ignore si les modifications constatées en comparant le rapport Molard (1795) et les relevés de Cavaillé-Coll (1842) et Batiste (1845) ont été effectuées précisément à cette date. On sait seulement que des travaux réglés 3500 francs ont été réalisés en 1825 par Pierre François Dallery (la Byographie évoquant un simple « relevage ou nétoiement »), qu’il était chargé de l’entretien de l’instrument et que les modifications en question portent sa marque.

[9] La composition d’origine du Positif, et donc les éventuelles modifications apportées par Clicquot lui-même puis par Dallery n’ont pu être déterminées avec certitude.